Dans la maison...
Dans la maison il n’y a rien. Dans la maison ils ne disent rien. La maison est vide. Les mots manquent. Le silence s’installe dans toutes les pièces.
Le silence est là qui les regarde tous autant qu’ils sont avec leurs mines grises, leurs cernes, et les larmes qui de leurs yeux ne sortent pas. Ils ne pleurent pas, pas un ne pleurent_ personne ne parle.
Une femme, on ne saurait lui donner d’age, une femme_ du moins on reconnaît que c’est une femme_ s’agrippe nerveusement à son mouchoir. Elle ne sait plus depuis combien de temps elle triture ce morceau de tissus avec ces dentelles et ces motifs qui se répètent et se répètent et_ elle le déchire. A force de le tirer dans tous les sens le tissus s’est déchiré, et en se déchirant à troué le silence. Et les autres, tous les autres ont entendu. Et ils l’ont regardé. Et la femme a fermé les yeux. Et elle n’a rien dit. Et ils n’ont rien dit non plus, mais un a sourit. Il y en a un qui a sourit, ça l’a fait sourire ces dentelles déchirées. Le silence peu à peu s’est éloigné, peu à peu tous ont sourit. Et on a cru le voir sourire celui qui dans la pièce_ depuis on ne sait combien de temps_ est allongé. On y a cru un court instant puis le silence est revenu. La femme a rouvert les yeux. N’osant plus toucher le tissu de ses doigts, le mouchoir pendant longtemps est resté à ses pieds. Le silence est revenu et peut-être_ se disent-ils_ qu’il ne s’en ira plus maintenant qu’il est revenu il ne s’en ira plus.
Dehors rien ne se fait entendre. Les feuilles des arbres vibrent au contact du vent mais trop mollement pour que ce léger souffle se fasse entendre à l’intérieur de la maison, dans la pièce où ils sont tous rassemblés ; tous ceux-là qui ne disent rien…qui gardent le silence.
Il ne pleut pas non plus…pas le moindre clapotement.
L’homme au pardessus et chapeau noir_ il y a un homme au pardessus et chapeau noir_ se répète inlassablement la même phrase mais les mots ne sortent pas ; ils restent enfouis tout au-dedans. Ses lèvres vibrent très légèrement, on pourrait croire qu’elles tremblent mais il n’en est rien, C’est cette phrase qui se répète /
_C’EST QUAND IL PLEUT QU’ON VOUDRAIT POUVOIR PLEURER_
/Il ne pleut pas…ils ne pleurent pas…pas un ne bouge. Ils attendent quelque chose, qu’il se passe quelque chose…un autre mouchoir déchiré…un autre mouchoir…ou qu’il se lève tout soudain celui-là qui a semblé sourire, celui-là qui est allongé. Mais il ne se lève pas, reste étendu tout de son long sans faire le moindre effort pour se relever.
Ils osent à peine respirer tant le silence les impressionne. Le temps passe et ils le regardent passer, il passe tranquillement sans se presser.
Au mur_ c’est l’homme à l’écharpe de soie qui le remarque_ au mur_ il y a un homme et une écharpe de soie_ on distingue très nettement les contours d’une horloge. La maison est vide…l’horloge aussi a été enlevé…ils ont tout enlevé. Ils ont tout enlevé avant que la femme au mouchoir, l’homme au pardessus, celui à l’écharpe et tous les autres n’entrent dans la maison.
Ils ont tout enlevé pour ne laisser que le silence et cet homme allongé qu’ils sont venus voir. Une dernière fois se disent-ils, le voir une dernière fois. Cet homme qu’ils connaissent tous, qu’ils ont connu, que certains ont plus connu que d’autres; cet homme qui ne se relèvera plus.
L’homme à l’écharpe de soie_ c’est un jeune homme_ se dit qu’ils auraient pu laisser l’horloge contre ce pan de mur, qu’il n’avait jamais vu ce mur sans cette horloge et qu’hélas/
_IL NE FAUT JAMAIS REVENIR AU TEMPS BENI DE SON ENFANCE
CAR DE TOUS LES SOUVENIRS CEUX DE L’ENFANCE SOT…
/ Il regarderait bien sa montre mais il n’ose pas, il lui semble que ce geste (peut-être) serait déplacé.
Il regarde ce mur qui laisse voir encore les contours de l’horloge. Il se revoit enfant contemplant les aiguilles de cuivres et surtout le balancier avec ses deux poids cylindriques.
Pendant de longues minutes il restait là_ sans mot dire_ dans la pièce, à suivre tic-tac-tic le mouvement du balancier. Il restait là à regarder l’horloge, à regarder le temps, son visage reflété par le métal obstinément qui allait et venait. Sa main droite se pose sur son poignet gauche, sur sa montre, comme si ses doigts pouvaient deviner l’heure qu’il est /
ON NE SAIT PAS CE QUI SE PASSE
C’EST PEUT-ETRE BIEN CE TANTOT
QUE L’ON JETTERA LE MANTEAU
DESSUS MA FACE
/ Etrangement il pense à sa mort, sa propre mort. Il s’imagine a la place du mort_ allongé dans la pièce_ tranquille ! /
IL A DEUX TROUS ROUGE AU COTE DROIT
/ Mais ce n’est pas lui qui s’y trouve étendu dans la pièce, ce n’est pas lui qu’on est venu voir, ils ne sont venus_ venus de partout_ pour le voir lui. Non!...ils ne seraient pas venus s’il n’était pas mort celui-là qui est mort /
LE TEMPS PASSE NE SE RATTRAPE PLUS…
/ Ca gargouille dans le ventre de la jeune femme qui vient de s’adosser au mur. Ses jambes n’y pouvant plus elle s’est adossée contre la poussière du mur.
Le ménage ils auraient pu le faire; il faudra le faire si on veut vendre la maison…la maison ne se vendra pas si on ne lui donne pas un peu de clinquant.
Le téléphone a sonné, elle a décroché, on lui a apprit la nouvelle_ la triste nouvelle_ elle a mit deux trois affaires dans la plus petite de ses valises et elle est partie. Le trajet a été long, surtout les correspondances; elle n’a pas prit le temps de manger depuis son départ. C’est pourquoi depuis un moment son ventre s’est mit à gargouiller. «Que c’est bête: oublier de manger! on n’a pas idée! oublier de manger! non vraiment!»
La jeune femme et le jeune homme son côte à côte, leurs regards se perdent devant eux; ils ne se prêtent aucune attention. Mais la jeune femme se demande_ tout de même elle se demande_ si Julien_ le jeune homme se prénomme Julien_ perçoit où non le gargouillement de son ventre. Elle se demande si Julien_ lui qui petit laissait toujours un reste dans son assiette_ elle se demande ce qu’il a bien pu manger avant de venir, s’il a manger avant de venir.
A table_ celui qui maintenant est allongé_ il était toujours assis à la même place, à l’extrémité; faisant face à l’horloge auquel il ne prêtait pas plus d’attention que ça, pourtant il lui faisait face. La jeune femme et Julien_ eux_ s’asseyaient côte à côte, les grands leur avaient dit une fois pour toujours de s’asseoir côte à côte. Ils mangeaient coude à coude et souvent la jeune femme_ en ce temps là elle était une enfant, une petite fille, la petite cousine petite copine_ la jeune femme souvent finissait les restes que Julien laissait dans son assiette. C’est pourquoi Julien était toujours bienveillant avec sa cousine, parce qu’elle lui évitait_ le plus souvent lui évitait_ de se faire gronder pour n’avoir pas tout mangé. Parce qu’il lui fallait grandir et que pour grandir il était important_ en ce temps là c’était important_ de TOUT manger. Parce qu’alors aussi_ et cela est toujours vrai_ tous les enfants n’avaient pas la chance de pouvoir tout manger parce qu’il n’avait rien à manger_ eux n’avaient rien parce qu’ils étaient pauvres_ c’est pourquoi il se devait de tout manger parce qu’on n’était pas riche_ «ça non nous ne sommes pas riche»_ mais dans le monde il y avait plus pauvre encore, c’est pourquoi il fallait TOUT manger et penser à tous les enfants dans le monde , penser à tous ces enfants qui n’avaient rien. Mais jamais les grands, les adultes_ eux qui mangeaient de si bon appétit_ jamais ils ne s’étaient dits que penser à tous ces enfants dans le monde_ ces enfants sans rien à manger dans le monde_ jamais les grands_ les adultes qui pourtant savent ce que les enfants ignorent encore_ jamais il n’avaient pu imaginer que lui_ le petit Julien_ de trop y penser l’appétit ça le lui coupait. Qu’à force de penser à tous ces «petits frères du monde», par solidarité il s’était dit un jour «puisqu’ils n’ont rien à manger, moi non plus je ne mangerai pas» parce qu’à quoi bon grandir si on laisse ces enfants sans rien dans le ventre. Des milliers de ventres qui gargouillent dans le monde.
Elle se demande ce qu’il a bien pu manger, si même il a mangé avant de venir_ une si triste nouvelle! On ne le savait pas malade, elle ne le savait pas malade; cette mort pour elle si soudaine. Peut-être Julien_ lui qui venait ici plus souvent_ peut-être le jeune homme_ le cousin petit Julien_ savait-il quelque chose. Peut-être lui a-t-il été moins surpris de la triste nouvelle.
Tout de même la jeune femme n’en revient pas, elle n’arrive pas à y croire…et pourtant l’homme est bien là, allongé tout de son long. Elle voudrait s’approcher, lui toucher le visage, lui baiser les paupières, mais elle n’ose pas. Il lui semble que ce geste_ peut-être serait déplacé.
Le mouchoir longtemps est resté au pied de la vielle femme. Personne ne s’est baissé pour le lui ramasser.
Puis ils sont arrivés avec leurs costumes noirs les gens des pompes funèbres. Le bruit de leurs pas sur le gravier de l’allée! La porte ils l’ont grande ouverte, le vent s’est engouffré dans la pièce; la maison se mettait à bailler soudainement. Dehors: des éclats de lumières sur les feuilles des arbres…scintillement.
Le mouchoir a voltigé, tournoyé, puis s’est posé sur les mains de l’ami, du grand-père, du mari de l’aimé… du défunt. Le mouchoir tous le regardaient mais pas un pour venir le remettre à la femme déjà vielle, pas un pour venir auprès du mort prendre ce mouchoir_ celui avec les lettres dorées brodées sur le coin_ pas un pour prendre le risque de toucher les mains de l’homme, se disant_ tout en regardant fixement ces dentelles déchirées_ se disant que ce geste_ peut-être_ serait déplacé.
Il est arrivé...
«Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot aussi devenait idéal;»
Il est arrivé un jour de novembre_ c’était novembre_ les mains dans les poches. Il pleuvait_ cela n’a pas d’importance_ il pleuvait depuis longtemps déjà_ depuis un certain temps.
Cela faisait longtemps_ une éternité_ qu’il n’était pas venu, qu’il n’avait plus vu ces rues, ces maisons, la couleur de ces toits. Longtemps que cette pluie si fine, si particulière, n’avait giflé ses joues rougies par le froid.
Il est arrivé sans prévenir, il n’avait plus personne à prévenir, il ne connaissait plus personne dans cette ville_ petite ville de province.
Le bus s’est arrêté sur la place_ en face de la mairie_ tout près de l’église_ non loin du cimetière. Il en est descendu les mains dans les poches, les joues rougies par le froid, un léger sourire au coin des lèvres.
Retrouver tout cela qu’il avait depuis des années laisser derrière lui_ loin derrière lui!
Il est resté là_ sur la place_ à regarder tout autour de lui_ à regarder la place tout autour de lui_ la place de la mairie. Cette place avait bien un nom mais personne ne s’en souvenait jamais_ personne n’appelait cette place par son nom_ elle était pour tous et pour longtemps la place de la mairie.
Il restait là à regarder, à regarder et à se souvenir du petit garçon qu’il avait été_ les mains dans les poches déjà_ léger sourire au coin des lèvres.
De l’autre côté_ un peu sur la droite_ une devanture refaite à neuf_ le café de la place.
Il lui restait un peu de monnaie, de quoi prendre un espresso ou un petit crème_ enfant le café-au-lait du matin!
_«Ce sera un petit crème.»
_« Va pour un petit crème.»
Sur le comptoir le journal de la région, deux trois clients accoudés, et personnes dans la petite salle du café de la place qui lui aussi avait eu un nom_ mais à quoi bon s’en souvenir quand il n’y a qu’un café sur la place_ pas d’autres cafés sur la place de la mairie.
Sur la place qui brûle d’air froid
Une fille s’est mise à chanter
Et son chant plane sur la ville
Hymne d’amour et de…
Il s’assoit à la plus petite des tables_ sur la banquette_ à son extrémité_ il regarde dégouliner sur la vitrine du café les gouttes. Les gouttes sur la vitre ne glissent pas comme elles le devraient_ il se dit «pas comme elles le devraient»_ de haut en bas une ligne bien droite. Non! Elles remontent parfois, changent de ligne, se bousculent les unes les autres_ ne glissent (coulent?) pas bien «comme elles le devraient».
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Le café n’est pas bon, le lait non plus…le patron n’en sert pas très souvent_ l’habitude des pressions et autres petits rouges_ ses deux trois clients et leurs habitudes! personne d’autre à servir au café de la place.
Une femme sort de la mairie, traverse la place_ elle ne semble pas gênée par cette pluie si fine, si particulière_ cette pluie de novembre.
Il est revenu et maintenant_ maintenant il devrait se décider a y allé_ il ne va pas passer toute la journée dans ce café_ «pas toutes la journée» se dit-il. C’est le moment, après il sera trop tard, il a ce sentiment qu’après ce sera trop tard. Il se lève.
L’enfant traverse la place, les mains dans les poches_ léger sourire au coin des lèvres. La mairie, l’église, le cimetière; il arrive au cimetière_ devant la grille du cimetière.
Il est là_ immobile_ giflé par le vent.
Il n’y a plus que cette rue_ toute petite rue_ plus que cette rue à franchir_ plus que ces quelques pas pour n’être pas venu pour rien_ «n’être pas venu pour rien» se répète-t-il.
La pluie, le vent et cette goutte sur son visage qui lui donne l’air de pleurer_ cette goutte et lui qui pleure_ qui à l’air de pleurer.
Il est là_ immobile_ giflé par le vent.
La grille n’a pas été repeinte depuis longtemps_ des tâches de rouilles un peu partout_ la couleur_ fine pellicule de couleur de couleur_ se détache par endroit.
Une femme_ apparemment jeune_ une jeune femme sort du cimetière, traverse la rue, le frôle et disparaît.
Y aller maintenant il le faut_ il lui faut y aller maintenant. Il y va. Il va y aller maintenant. Une voiture passe dans la rue_ petite rue du cimetière_ la rue Marguerite celle du cimetière_ une voiture passe; il la laisse passer. C’est une 2c.v
_ «une 2c.v!»
Il entend contre sa poitrine battre son coeur_ son coeur bat contre sa poitrine.
Il pousse la grille de son épaule droite_ elle grince légèrement_ moins qu’il ne l’imaginait pourtant. Il se dit «pas autant que je ne l’imaginait». Il la pousse_ entre dans le cimetière, son pas crisse sur le gravier du cimetière. Il a comme un léger sourire au coin des lèvres_ un léger sourire persistant au coin des lèvres.
Il est surprit par l’odeur_ l’odeur qu’il y a dans ce cimetière_ cette odeur qui depuis tant d’années n’a pas changé_ toujours la même après toutes ces années_ toutes ces années et cette odeur!
L’enfant_ poings serrés dans ses poches_ respire à plein poumon_ le plus profondément possible_ respire pour ne pas fondre en larme ni se mettre à crier dans l’allée au milieu de (parmi) tous ces gens_ tètes baissées et costumes noirs.
Il respire comme un qui voudrait se persuader qu’il vit_ est bien vivant_ qu’il a encore des raisons de continuer à vivre. Il respire profondément cette odeur_ cette odeur qu’il n’a jamais retrouvé ailleurs_ dans nul autre cimetière cette odeur du cimetière.
Au bout des doigts_ léger picotement qui va s’intensifiant (les yeux lui piquent aussi). Il ne se sent pas très bien, il lui semble par moment perdre l’équilibre. Il n’y a personne autour de lui_ il est seul avec ses souvenirs. Il regarde yeux grands ouvert au-dessus de lui_ le ciel sur lui_ au-dessus de lui_ laisse la pluie rafraîchir son visage…
Toujours personne dans les allées du cimetière_ il se dirige vers la dalle noire_ la dalle de marbre noire. Les yeux lui piquent comme s’il allait se mettre à pleurer, déverser ses larmes sur le marbre noir de la dalle_ il dit «la dalle» et non la tombe. Il n’y a pas de tombe_ il n’y a pas de morts_ juste une dalle et un cimetière_ juste lui et ses souvenirs_ tète baissée et costume noir. Il ferme les yeux pour ne pas laisser couler ses larmes_ ferme les yeux tout en marchant (ses derniers pas les yeux fermés). Il ferme les yeux et se plante devant la dalle de marbre noir_ devant la tombe_ se plante là pendant longtemps les yeux fermés_ immobile et silencieux.
A ses pieds des fleurs fraîchement coupées_ il ne les voit pas_ un bouquet de fleurs cueilli dans les champs (sur les bords de routes peut-être) un bouquet qu’il ne voit pas_ un instant encore immobile, silencieux et yeux fermés.
Maintenant il va rouvrir les yeux_ maintenant qu’il est certain de contenir ses larmes_ que ses larmes ne couleront plus_ il va rouvrir les yeux.
Il rouvre les yeux. Il ouvre les yeux et voit ces fleurs coupées_ fraîchement cueillies_ ces fleurs toutes fraîches sur la tombe_ la dalle_ sur le marbre noir ces fleurs qui y ont été couché_ que quelqu’un_ une personne_ que quelqu’un à déposé. Ces fleurs sur cette dalle_ cette tombe_ une personne avant lui_ juste avant lui est venu les déposé. Il y a une personne dans ce village_ un homme une femme_ qui pense encore à venir jusqu’ici_ venir jusqu’ici déposer ces fleurs des champs…
Il ne peut retenir_ ses larmes il ne peut les retenir; elles jaillissent, se déversent, coulent comme jamais elles n’ont coulé auparavant_ comme jamais elles n’auraient dû couler_ comme jamais les larmes (d’un homme) ne doivent_ ne devraient_ couler.
L’enfant pleure_ les poings serrés dans ses poches il pleure.
A l’entrée du cimetière_ depuis un moment déjà_ une femme est là.
La petite fille va dans les champs, sur les bords des routes. Ses mains sont sales, elle se fait gronder par sa mère.
Une femme est là_ seule_ léger sourire au coin des lèvres. Elle regarde la grande silhouette de l’homme_ elle regarde l’homme pleurer. Elle le voit se pencher, prendre les fleurs, les porter à ses lèvres_ elle l’observe respirer l’odeur du bouquet de fleurs_ de fleurs fraîchement coupées.
Il sent cette présence derrière lui_ cette présence silencieuse derrière lui. Il sent qu’on le regarde, que quelqu’un_ un homme, une femme_ le regarde, l’observe depuis un moment déjà.
Il va se retourner_ un instant encore et il se retourne_ maintenant il se retourne…
…la grille du cimetière n’a plus été repeinte depuis longtemps, la couleur_ fine pellicule de couleur_ se détache par endroit.
Son poing serré dans sa poche trouée…il pleure.
Olala que d’amour splendide j’ai rêvé.
A QUOI PENSE-T-ELLE
La jeune femme en face de lui à quoi pense-t-elle la jeune femme assise juste en face de lui à quoi pense-t-elle?
Dans ce train à grande vitesse qui le ramène où jamais il ne devait retourner
Hélas! il ne faut jamais revenir
Aux temps bénis de son enfance…
Dans ce train il ne prête aucune attention aux paysages qui défilent, captivé par le visage_ triste mélancolie_ de la jeune femme qui ne lui prête aucune attention, absorbée par le paysage qui défile devant elle. Absorbée et Absente cette jeune femme l’ignore absolument.
Il regarde ces yeux: beaux et absents. Il ne sait ce qui le fascine le plus en elle, cette beauté où cette absence. Absente aux autres et à elle-même comme au cinéma les actrices_ elles non plus n’y sont pas_ la beauté de leurs yeux, la douceur de leur peau, ne sont que lumière_ projection de lumière sur la toile.
Il aimerait l’entendre respirer, voir comme ses poumons se gonflent quand elle respire, sentir son souffle sur la peau…l’entendre, la sentir, la voir respirer_ que par sa(cette) respiration la jeune femme lui dise: «je suis là, bien vivante…».Mais malgré tout ses efforts elle reste comme une image, distante et une fois encore étonnement absente.
Il regarde ces yeux où défile le paysage. Dans ces yeux il n’y a rien que le paysage_ rien d’autre.
Il est captivé par cette insaisissable présence, par cette beauté et son absence.
Jamais auparavant il n’avait éprouvé cela devant une personne_ cette jeune femme_ jamais auparavant ce sentiment de vide ne l’avait atteint comme à présent devant cette jeune femme.
«A quoi pense-t-elle?»
Il se demande à quoi elle peut bien penser en ce moment_ si même elle a la moindre pensée en ce moment_ cet instant.
Il l’imagine retrouvant son amant_ elle est si belle comment n’aurait-elle pas d’amant_ retrouvant et l’embrassant à peine arrivée sur le quai de la gare. Mais il se peut tout aussi bien qu’elle vienne de le quitter jusqu’au revoir ou pour toujours_ qui sait?
Il la regarde silencieux, il lui semble impossible de risquer la parole. Lui adresser la parole lui semble impossible, muet devant la beauté de cette image_ cette lumière projetée sur la toile de son désir_ muet où plutôt interdit devant le visage de cette jeune femme qui lui rappelle_ maintenant cela le frappe_ le visage des saintes peinte par Zurbaran. Il la regarde intensément comme l’on regarde à n’en plus finir certains tableaux qui jamais ne vous livrent la clef de leur énigme.
Il ne sais même plus, à force de se perdre dans la contemplation de ce visage, ce qui l’a d’abord attiré, ce qui de beauté particulière émane de cette figure.
Il voudrait se reposer, fermer les yeux_ ne plus rien voir, se détacher de cette image…de ce tourment; ne plus regarder et retrouver son calme, se retrouver. Mais il n’y arrive pas…captivé (captif) de ce visage.
Peut-être devrait-il_ comme elle_ regarder ce paysage qui défile, le laisser défiler et ne plus rien penser comme sûrement cette jeune femme…pourtant il ne peut se défaire de cette interrogation simple et implacable qui lui revient sans cesse: cette jeune femme assise juste en face de lui à quoi pense-t-elle cette jeune femme?
Ses cheveux noirs de jais, la blancheur de sa peau et ses lèvres…ses lèvres rose extrêmement pâle le ramène une fois encore aux peintures de ces saintes…à ce regard qu’elle porte sur nous, ce regard qui interroge et semble nous dire: «qui êtes-vous pour me contempler ainsi?»
Cette jeune femme_ elle_ ne lui prête aucune attention, ne lui pose aucune question….l’ignore absolument; c’est lui qui la regarde, lui qui s’interroge et se demande non pas qui elle est mais ce qu’elle peut bien penser…et cela le laisse sans voix, muet et pour mieux dire interdit.
Il n’arrive pas à percevoir la moindre intimité dans ce visage, le moindre signe de cette intimité, cela lui est obstinément interdit.
Il se rappelle ses jeux d’enfants où les yeux bandés on tâtait le visage de ses copains de ses copines pour découvrir qui ils étaient réellement. Il se remémore comme par le touché_ le voyage des doigts sur le visage_ on découvrait de l’autre ce que jamais auparavant nous n’avions vu. Le renfrogné était d’une douceur incroyable, le petit modèle de sagesse avait les traits rudes d’un brigand, cette enfant que l’on croyait si belle ne l’était plus…
Pourtant pas plus que la parole il ne peut se risquer au toucher_ à tendre droit devant ses doigts_ se risquer à toucher, à tâter ce visage…il lui est impossible de tendre droit devant lui son bras, sa main, ses doigts jusqu’au visage.
Depuis tout ce temps, depuis le départ, cette jeune femme n’a pas bougé. Quand il est entré dans le compartiment elle était déjà là, assise comme à présent elle l’est. Ce n’est pas tout de suite qu’il l’a trouvé belle_ belle!_ c’est une fois assis, une fois face à cette jeune femme que ce visage (cette énigme) l’a frappé,
A peine dit le mot, j’en ai été choqué
il en a été frappé jusqu'à la stupeur, et lui-même depuis qu’il s’est assis n’a pas bougé_ stupéfait!
Mais qu’a-t-elle donc enfin qui échappe ainsi à son entendement, qu’a-t-elle qu’il ne puisse nommer, dénommer, définir, préciser en son esprit?
Il ne lui a pas vu remuer même un cil_ captivée, absorbée par le paysage; cette campagne sans relief et ses champs de colza, ses mais…cette campagne_ triste mélancolie_ qu’il n’avait plus revu, qu’il ne voulait plus revoir jusqu’aujourd’hui où une voix familière_ timbre de son enfance_ le pria_ c’était bien une prière_ le pria de venir la rejoindre, la retrouver au plus vite.
Dans ce train à grande vitesse il revient où jamais il n’aurait cru revenir. Il revient pour cette voix et sa prière…pour bien d’autres choses encore…tout ce qui en lui un jour_ ce fameux jour où il était partit_ «enfuit» disaient les autres_ tout ce qui ce jour-là s’était figé en lui, cette enfance qu’il avait si ardemment (hardiment) voulu quitter_ fuir disaient les autres_ cette enfance qu’il avait décidé de laisser là (à jamais) dans ces champs de colza, ces mais…pour ne plus jamais y revenir, plus jamais les revoir
Car de tous les souvenirs
Ceux de l’enfance sont les pires…
pour cette voix et toutes ces autres choses_ cette enfance_ il revient.
Mais il sait à présent_ assis face à cette jeune femme_
Elle dort à jamais mon enfance
_ que jamais il n’aurait dû .
Bientôt il arrivera à destination, bientôt il descendra du train, bientôt le train s’éloignera emportant avec lui cette énigme. Dans un peu plus d’une heure cette jeune femme et son visage (sainte de Zurbaran) ne seront plus pour lui qu’une image, un souvenir de plus en plus lointain, un souvenir à oublier.
Il était parti...
Il était parti d’abord puis il avait réfléchi. Après avoir bien réfléchi il était revenu. A présent il était là dans l’encadrement de la porte. La Mère le regardait bien dans les yeux; lui ses yeux alors il les a baissé _ simplement baissé.
La Mère quand il est entré elle finissait de laver sa vaisselle. Elle a bien prit son temps jusqu’au dernier verre _ bien essuyé le dernier verre et puis elle a dit comme ça: Pourquoi donc t’es parti. Lui ses yeux il les a relevé _ bien relevé _ il a bien prit son temps et (puis il) lui a dit comme ça: j’ai réfléchi bien réfléchi je suis revenu maintenant je suis là, voila! et c’était vrai il était là _ bien là «voila».
La Mère, elle a pas cherché à en savoir plus. Elle a rangé la vaisselle; les assiettes, les couverts_ fourchettes, couteaux, cuillères, petites cuillères _ les verres; les serviettes sans même le regarder elle les a rangé.
Maintenant elle était parti et tous attendaient de savoir le Père ce qu’il allait en dire, si même il allait dire quelque chose; ils attendaient surtout de savoir ce qu’il allait faire s’il allait faire quelque chose ils attendaient. Tous ils attendaient le Père _ dans un grand silence ils attendaient.
Le Père toute la journée ils l’ont attendue jusqu’à ce qu’ils l’aperçoivent au bout du chemin revenant titubant du café où chaque jour il noyait sa peine…et sa peine était grande!
Arrivé au portail _ qui était grand ouvert _ il s’est arrêté, maintenant avec grand effort son équilibre.
Son fils _ quand il l’a vu _ son fils, le grand (celui qui était né avant les autres) celui qui était parti _ quand il l’a vu il n’a plus voulu faire un pas. Il s’est arrêté net, les yeux écarquillé ne sachant trop quoi faire ni quoi dire à ce grand salaud d’enfant qui _ on ne sait pourquoi _ était parti, avait osé partir, quitter la famille.
A présent il était dans la maison avec ses frères et soeurs, parmi eux, comme si rien n’était arrivé, comme si le couteau il ne l’avait pas fiché dans le dos de son pauvre père.
Voyant son fils bien tranquillement installé dans la maison _ sa maison _ il s’est demander la Mère ce qu’elle avait bien pu dire, bien put faire, si même elle avait dit ou fait quoique ce soit la Mère. La Mère il aurait bien voulu l’avoir en ce moment à ses côtés…
Pendant un long moment ils l’ont regardé _ immobiles et silencieux dans la cour de la maison _ attendant ce qui allait advenir de leur Père. Tous ils attendaient _ frères et soeurs _ la réaction du Père _ tous sauf le grand, l’aîné, celui qui avait osé partir, quitter la famille _ lui n’attendait rien. Cela faisait bien longtemps qu’il n’attendait plus rien de son salaud de Père.
On entendit le Père aboyer en direction de ses enfants: «et la Mère où est-ce qu’elle est la Mère?»
Alors il y eu de nouveau un grand silence et pas le moindre début de réponse.
Personne ne savait et tous s’en foutaient. Toutes les soeurs, tous les frères, même l’aîné, le plus grand, celui qui avait osé…surtout lui peut-être _ Tous s’en foutaient (éperdument).
A cet instant précis il n’y avait bien plus que le Père pour poser une telle question, bien plus que lui pour en attendre sérieusement une réponse…de réponse il n’y eut pas, il aurait pu attendre des jours il n’y en aurait pas eu. Il était seul au milieu de la cour _ devant la maison _ il était seul sous la pluie (maintenant il pleuvait) seul comme jamais de sa vie il n’avait ressenti la solitude. Ces enfants le regardaient, il leur faisait face et constatait impuissant que son aîné _ ce grand salaud de fils _ était parmi ses frères et soeurs.
Alors eu lieu, après un long _ très long moment _ ce qu’aucun des frères, aucune des soeurs, n’auraient pu imaginer: le Père hasarda un pas. Ils virent le pied droit de leur alcoolique de Père se soulever légèrement. Ils virent surtout _ l’instant (juste l’instant d’après) _ ce corps s’affaler au milieu de la cour _ tète première dans la boue.
Il pleuvait de plus en plus intensément. Le Père _ allongé tout de son long _ ne bougeait pas. Les gouttes de plus en plus grosses rebondissaient sur la frêle carcasse du Père noyé dans la boue.
Les soeurs ne bougeaient pas. Les frères ne bougeaient pas. Tous étaient figés.
Tout était figé _ comme figé.
Pendant ce temps la Mère était en ville _ probablement en ville. Elle était partie sans rien dire à personne. Elle était partie et ne revenait pas, ne reviendrait peut-être pas_ peut-être ne reviendrait-elle pas. Jamais auparavant elle n’était partie comme cela, sans rien dire à personne. Jamais auparavant elle n’était partie si longtemps sans rien dire à personne.
La pluie tombait. Personne ne bougeait. La Mère ne revenait pas _ ne reviendrait pas, certainement pas. Ils regardaient ( toutes les soeurs, tous les frères, même le plus grand, l’aîné qui était revenu) dans une immobilité presque parfaite ils regardaient le corps étendu au milieu de la cour, ce corps qui ne se relevait pas_ ne se relèverai plus.
Ils regardaient s’enfoncer dans la boue le corps de leur Père, ils le regardaient et ne bougeaient pas_ le regardaient et pas un ne bougeait.
Et comme toujours...
Et comme tous les jours il revenait chez lui.
Et comme toujours avec le désir de partir, de s’en aller, mettre les voiles et ne plus jamais_ plus jamais revenir.
Et comme tous les jours il revenait chez lui.
Il revenait pour la dernière toute dernière fois chez lui; il en était persuadé ce serait la dernière fois_ son dernier retour à la maison (son appartement).
Il prendrait ses affaires_ deux trois affaires_ et s’en irait pour ne plus jamais_ plus jamais revenir. Il en était persuadé il partirait ce jour même. Comme toujours il n’attendrait pas le lendemain pour partir_ mettre les voiles, s’en aller_ il en était persuadé ce serait aujourd’hui_ il partirai.
Comme tous les jours il revenait chez lui et regardait les arbres sur le trottoir, les devantures des magasins, les terrasses tristes des cafés, pour la dernière_ comme pour la dernière fois. Il regardait les arbres_ tous les arbres sur le trottoir: les hêtres, les boulots, les cyprès… Il les regardait pour la dernière_ comme pour la dernière fois.
Il sentait comme un frisson lui parcourir le dos: rien ne pouvait plus le retenir, il se sentait une liberté lui pousser dans le dos_ se sentait libre enfin de larguer les amarres.
Arrivé devant l’immeuble il s’arrêta net_ cette façade! Combien de fois était-il rentré chez lui sans prêter attention à la façade de cet immeuble_ son immeuble! Il s’arrêta net et regarda comme jamais il ne l’avait regardé la façade de l’immeuble. Elle ressemblait cette tristesse de façade aux visages de vielles peintes par Francisco Goya. Il pensa furtivement aux dessins de Goya et trouva subitement intéressante la contemplation de son immeuble. Cet immeuble qu’il allait_ peut-être à jamais_ qu’il allait quitter.
Il partirait en Espagne voire ces peintures et ces dessins, ces Vielles et autres tristesses d’immeubles.
Debout sur le trottoir il se rappela la première toute première fois où il vit ces fenêtres, ces volets; ce crépis qui déjà laissait entrevoir un nombre considérable de fissures. Il se rappela du linge_ des sous-vêtements_ qui séchait pendu au soleil. Il faisait beau ce jour-là sur la ville il faisait beau grand soleil ce jour-là sur la ville. Les fenêtres_ toutes les fenêtres_ hormis celle de son_ de l’appartement qu’il allait visiter_ toutes étaient grandes ouvertes ce jour-là sur la ville. Il suait à grosses gouttes comme à chaque fois qu’il faisait grand beau soleil sur la ville. Il suait à grosses gouttes et n’aspirait qu’à trouver un coin d’ombre, un mur, des volets qui le protègent de cette lumière, de cette chaleur_ jamais il n’eut si chaud que ce jour-là précisément devant l’immeuble_ la façade de l’immeuble_ où à présent il allait demeurer
«Vois-tu maintenant c’est ici que tu va vivre»
où il allait vivre jusqu’au jour d’hui où il rêvait d’Espagne et de bien autre chose.
Les fenêtres_ toutes les fenêtres_ étaient closes.
Il pleuvait_ depuis le matin il pleuvait sur la ville, depuis le matin les gouttes ruisselaient sur la façade triste façade de l’immeuble qu’il voyait pour la dernière_ qu’il voyait pleurer_ pour ainsi dire pleurer_ pour la dernière_ comme pour la dernière fois.
Il traversa la rue_ toute petite rue_ la rue du 10 avril_ sa rue, celle du 10 avril. Il la traversa, mesurant chacun de ses pas, comme pour aller dire adieu à un ami de longue date_ dire adieu au numéro 12_ le 12 de la rue du 10 avril. Arrivé au pied de l’immeuble il jeta un coup d’oeil à ce vieux numéro, ce vieil ami que l’on distinguait à peine sous la poussière noire qui le recouvrait_ entièrement le recouvrait.
L’entrée de l’immeuble était plongée dans une certaine obscurité.
Sur le mur de droite les boites aux lettres_ de vieilles boites aux lettres en bois (comme plus personne n’en fabriquait) attendaient patiemment qu’on vienne les ouvrir.
La porte_ lourde et grande porte de l’immeuble_ claqua derrière lui. Il se retourna brusquement_ surpris_ comme si quelqu’un_ une personne inconnue_ un inconnu venait de l’enfermer_ venait à l’instant de l’enfermer dans l’immeuble: ce vieil immeuble qu’il allait_ bientôt et pour toujours_ qu’il allait quitter, laisser définitivement derrière lui.
Il ignora complètement sa bonne vieille boite aux lettres_ persuadé qu’il était qu’il n’y trouverait rien sinon possiblement quelques factures qu’il n’allait pas_ sûrement pas_ emmener avec lui_ dans ces bagages_ deux trois affaires à prendre et rien d’autre!
L’escalier devant lui, tout usé_(comme tout dans cet immeuble)_ l’escalier était lui aussi recouvert de poussière_ d’une poussière toute particulière aux reflets argentés_ parfois argentés_ aux reflets parfois argentés. Les marches de l’escalier_ ces marches!_ pour la dernière fois il allait les gravir il allait pour la dernière fois les gravir. Il en était persuadé intimement absolument persuadé plus jamais il ne poserai ses pieds sur les marches toutes usées de l’escalier.
Arrivé au premier étage_ sur le palier du premier étage_ là où habitait sa voisine Aicha, la seule femme de l’immeuble_ il marqua une pause. Il n’y avait jamais prêté attention auparavant mais soudain tout soudainement cela l’interpella; dans cet immeuble_ son immeuble_ il n’y avait pas d’autres femmes que sa voisine Aicha. Aicha était pour ainsi dire_ il sourit à cette évocation_ elle était la Reine pour ainsi dire la Reine du 12 de la rue du 10(avril). Elle était aussi la plus ancienne des locataires_ celle qui les avait tous vu arrivé tous vu partir les autres_ tous les autres locataires. Peut-être lui glisserait-il avant de partir peut-être par la fente un petit mot d’adieu_ quelques mots pour dire adieu à celle qui l’avait vu arriver et qui certainement ne le verrait pas partir puisqu’elle ne serait pas_ sûrement pas encore_ ne serait pas rentrée de son travail, qu’elle accomplissait jusque très tard dans la soirée, quand il partirait.
Il prendrait le temps_ juste un peu de temps_ pour griffonner quelques mots_ quelques mots d’adieu sur une de ses petites cartes violettes qu’il n’envoyait qu’à ses plus chers amis_ chaque année à ses quelques amis.
Il y régnait dans cette cage d’escalier une étrangeté de silence comme si vraiment rien ne bougeait_ ne se passait_ comme si le bois avait cessé absolument de travailler. Il écouta ce silence retenant un moment encore_ retenant immobile sa respiration comme pour jouir le plus intensément possible de cette immobilité silencieuse.
Mais il lui fallait bien continuer son ascension s’il voulait cet escalier le dévaler le plus tôt possible_ le dévaler deux trois affaires sur le dos_ le plus tôt possible.
En entrant chez lui il ressentit comme une grande fatigue lui tomber sur les épaules. Tout le poids de cette journée passé à travailler l’accablait tout soudain soudainement l’accablait.
A peine refermé la porte de son appartement il s’affala sur le cuir usé du fauteuil_ s’affala et resta yeux grands ouverts pendant un long très long moment sans rien voir ni penser. Il était là_ inerte_ avec encore sur les épaules cette fatigue et son blouson qu’il n’avait pas même ôté en entrant_ pas même prit le temps d’enlever son blouson. Quand il s’en aperçu il faisait déjà nuit, il alla jusqu’à la fenêtre, regarda dans la rue sachant pertinemment qu’il ne s’y passait rien_ qu’il ne s’y passerait rien. Sachant que cette nuit_ peut-être_ ne serait pas la dernière
Deuil...
Le fils lui n'était pas là.
Ils étaient sept enfants autour du corps_ tous des garçons, des hommes, autour du corps de la mère. Le huitième lui n'était pas là. L'un des fils_ le huitième_ n'était pas présent ce jour-là près de la mère_ près de sa mère lui n'était pas là.
La Mère on allait l'enterrer ce jour-là.
Le fils était assis seul au milieu du salon_ son petit salon_ sur une petite chaise en bois il était seul et il pleurait. Il n'avait pas ouvert les volets, pas ouverts les fenêtres; il faisait presque nuit dans la pièce et rien de l'extérieur ne parvenait sonore dans le salon dans le salon où le fils_ cet homme de près de soixante ans_ pleurait sans discontinuer depuis le milieu de la nuit.
Tous les autres: ses frères ( il n'avait pas de soeurs), sa femme, ses enfants et petits enfants étaient à la maison maternelle et attendaient qu'ils viennent prendre le corps_ ceux des pompes funèbres_ qu'ils le prennent et le déposent dans le corbillard. Ils attendaient mais eux_ ceux des pompes funèbres_n'arrivaient toujours pas...peut-être trop de travail avaient-ils trop de travail ce jour-là.
Les gorges étaient nouées, les mots ne sortaient pas, les larmes non plus ne parvenaient pas à se déverser restaient au bord tout au bord. Seuls les enfants_arrières petits enfants_ faisaient entendre claire et sonore le son aigu de leurs voix, leurs rires, les mots nouveaux qu'ils avaient plaisir à répéter_ qu'ils répétaient avec le plaisir des premières fois.
C'était là leur premier enterrement. Ils s'en souviendraient plus tard comme une des rares fois où toute la famille_ cette grande famille_ une de ces rares fois où tous étaient réunis.
Il n'aurait jamais cru pouvoir pleurer aussi longtemps_ qu'un homme puisse pleurer_ sans discontinuer pleurer si longtemps jamais il ne l'aurait cru. A présent il regardait droit devant lui l'obscurité il regardait dans une grande immobilité devant lui. Il se répétait les mots qu'un des frères_ l'aîné_ lui avait dit. Il se répétait ce que l'aîné_ Albert_ ce qu'il lui avait dit la veille il se le répétait intérieurement_ en lui ces mots insensés se bousculaient, ne parvenaient pas à s'échapper de lui_ de ces entrailles son crâne. Ces mots qu'il ne comprenait pas, ces mots incompréhensibles ne pouvaient passer le seuil de ses lèvres, s'incrustait au plus profond de son être.
Albert vivait_ avait toujours vécu_avec sa mère_ auprès de sa mère. Il n'avait jamais vécu avec d'autres femmes que sa mère. Elle avait été la femme de sa vie et maintenant il se retrouvait le plus seul, le plus démuni de tous les frères. Il gardait le silence comme tous les autres, se tenait droit comme tous les autres, mais rien en lui_ dans son regard_ ne trahissait une quelconque émotion; chez lui les larmes ne pointaient pas, étaient bien loin de se déverser. Alors que tous ces autres frères se retenaient pour ne pas laisser leurs larmes couler à flot, lui regardait le visage de sa mère calme et serein.
Ses larmes elles avaient jaillis quelques jours plus tôt. Il s'était levé comme tous les matins levé de bonne heure pour préparer le petit déjeuner qu'ils prenaient_ sa mère et lui_ qu'ils prenaient depuis toujours en commun.
Quand il était enfant ce n'est pas lui mais sa mère_ sa chère maman_ qui tous les matins de bonne heure s'affairait dans la cuisine pour que tous est de quoi «tenir la journée».
Il faisait bouillir de l'eau comme tous les matins pour y dissoudre la chicorée qu'ils prenaient depuis toujours_ sa mère et lui_ depuis toujours en commun. Jamais il ne l'a réveillait, ne l'appelait, toujours elle arrivait les yeux mi-clos au moment juste au moment où les deux tasses il les posait sur la petite table en formica qu'ensemble ils avaient choisi bleue.
Les deux tasses remplies_ bien remplies_ les posant précautionneusement sur la table_ petite table bleue_ il ne vit pas dans l'encadrement de la porte_ ne vit pas yeux mi-clos la silhouette toute ensommeillée de sa mère.
Les deux tasses remplies_ bien remplies_ les posant précautionneusement sur la table_petite table bleue_il ne vit pas dans l'encadrement de la porte_ ne vit pas yeux mi-clos la silhouette toute ensommeillée de sa mère.
Elle ne s'était pas_ comme tous les matins_ ne s'était pas levée_ comme tous les matins levée_ pour son petit déjeuner le prendre avec Albert_ son cher enfant_ son fils Albert!
Jamais encore cela n'était arrivé_ ne lui était arrivé_ même malade elle s'était toujours_ jusqu'à ce jour toujours_ levée pour rejoindre dans la cuisine Albert au moment précis où les deux tasses il les posait sur la petite table en formica.
Il regardait_ incrédule_ le cadre vide de la porte. Assis à la table_ sur son tabouret_ devant sa tasse_ il regardait fixement ce cadre vide et subitement il se mit à pleurer. Il pleurait comme jamais il n'avait pleuré depuis qu'enfant il avait vu Médor son petit chien couché_ mort_ dans la cour de la maison .
Le souvenir de son petit bâtard couché sur le flanc_ inerte_ lui revint comme un coup dans l'estomac et ne le quitta plus. Il comprit alors pourquoi sa mère ne s'était pas levée. Il n'avait pas besoin d'aller la rejoindre dans la chambre pour savoir. Sa mère ne s'était pas levée et maintenant il pleurait.
Je suis le ténébreux,le veuf, l'inconsolé
Assis dans l'obscurité, regardant droit devant lui, rongé par l'injustice dont il était la plus pitoyable des victimes, le fils se répétait inlassablement_ sans les comprendre_ les mots qu'Albert était venu lui dire_ les mots qu'Albert lui avait rapporté il se les répétait sans comprendre ce qu'ils signifiaient réellement. Des mots insensés voila ce qu'Albert s'était fait le messager.
Il était arrivé alors que sa belle-soeur desservait les couverts. Le fils_ son frère_ était assis à l'extrémité de la grande table en chêne et attendait qu'on vienne lui servir le café, que la belle-soeur_ sa femme_ revienne de la cuisine avec sur un plateau sa tasse de café_ son café qu'il prenait toujours très chaud ( presque bouillant).
Albert_ le frère_ l'aîné_ était sur le seuil, dans l'encadrement de la porte, et ne bougeait pas. On entendait forte sa respiration comme s'il venait d'effectuer un effort trop important pour lui. Pourtant les maisons étaient proches l'une de l'autre et l'aîné n'avait certainement pas couru pour venir jusqu'ici. Le soleil dans le dos il restait immobile sur le seuil, il apparaissait comme une ombre sur le seuil et ne bougeait pas. Le fils_ assis à l'extrémité de la table_ ne pouvait discerner la moindre expression sur la face toute obscure de son frère. Il respirait péniblement et ne disait rien.
Il aurait mieux valu peut-être qu'il reste ainsi sur le pas de la porte à ne rien dire, qu'il reste immobile et silencieux sur le pas de de la porte, plutôt que de venir s'asseoir pour dire ce qu'il avait à dire_ ces mots terribles et pour André_ le fils s'appelait André_ terribles et incompréhensibles.
La belle-soeur revenait de la cuisine avec sur le plateau les tasses de café tout fumant. Voyant Albert assis à la table elle eut un léger_ tres léger sourire. Ce n'était pas tous les jours qu'il venait le vieux célibataire leur rendre une petite visite. Elle sourit et s'en retourna chercher sur le buffet de la cuisine une tasse supplémentaire.
Des gouttes de sueurs perlaient sur le front, les mains étaient extrêmement moites, on voyait aller et venir la pomme d'Adam comme si l'air lui manquait_ les gestes étaient fébriles, nerveux, saccadés. Avant que sa belle-soeur ne revienne il se décida à parler, à dire enfin ce qu'il ne pouvait plus retenir.
Voilà la Mère est morte elle est morte et tu le sais
Il sortit de sa poche un mouchoir en coton pour s'éponger le front, s'essuyer les mains et surtout gagner un peu de temps, reprendre u n peu de souffle.
Voilà la Mère et toi étiez fâchés_ vous étiez fâchés_ elle était fâchée pour tu sais quoi cette histoire de terre, de terrain, cette histoire entre vous la Mère et toi depuis vous étiez fâchés. Bon! Voilà!
Maintenant la Mère est morte, elle est morte et depuis cette histoire vous étiez fâchés_ encore fâchés quand la Mère est morte.
L'autre jour dans son lit qu'elle est morte_ ne s'est pas levée. J'avais_ la chicoré je l'avais comme chaque matin préparé pour le petit déjeuner que nous prenions la Mère et moi toujours ensemble. J'étais seul dans la cuisine et maintenant...
Bon!
La Mère elle m'a dit avant de partir elle m'a dit_ ne m'en veut pas André mais c'est ce qu'elle m'a dit et moi maintenant moi je dois te dire ce qu'elle m'a dit . Ce sont ses Paroles_ sa dernière Volonté_ elle a dit : «J'ai sept enfants le dernier c'est pas pareil lui c'est différent. Ecoutes moi bien Albert écoutes moi bien qu'elle m'a dit. Si jamais je meurs_ viens à mourir_ avant qu'il vienne ( l'André je veux dire)_ si jamais je meurs avant qu'il vienne s'expliquer à la maison qu'il vienne et qu'on s'explique... S'il ne vient pas et que je meurs tu peux lui dire_ tu lui diras qu'a mon enterrement ce n'est pas la peine qu'il_ qu'il ne vienne pas à mon enterrement si avant on ne s'est pas expliqué_ tu lui diras c'est interdit qu'il vienne.»
Voilà c'est ce qu'elle a dit la Mère ce qu'elle m'a dit_ que je devais te dire.
La belle-soeur était au milieu du salon était pétrifiée la tasse à la main au milieu du salon. Elle ne regardait aucun des deux frères, ses yeux se perdaient droit devant elle dans le vide droit devant elle. La porte que le beau-frère avait laissé grande ouverte laissait la lumière éblouissante du soleil entrer dans la pièce. Elle était éblouie par le soleil, ses yeux_ aveugles_ fixaient le cadre vide devant elle. Elle ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre ce qu'Albert venait de dire. Ce qu'il venait de dire personne n'aurait pu le comprendre.
Maintenant il se taisait; on entendait toujours plus forte sa respiration.
Il lui semblait entendre également dans la poitrine de son mari battre son coeur.
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